Norton Sport-Club Genève

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La fascination de l'Afrique

Joël Udry

Règlements, limitations, interdictions, protestations ! La mise sur pied des grands rallyes devient de plus en plus difficile pour ne pas dire impossible. Il n'y a plus en Europe d'espace pour les grands exploits, les courses qui, il n'y a pas si longtemps encore, attiraient à leur fenêtre, au milieu de la nuit, les habitants des campagnes admiratifs pour voir passer les motards couverts de poussière. Même le Tour de France motocycliste a perdu cette saveur si particulière des grands raids; ils se jouent maintenant sur les circuits et les parcours routiers sévèrement contrôlés par les radars ne sont plus que des trajets de liaison sans grande signification, ni grand intérêt.

 

C'est désormais ailleurs qu'il faut trouver ces espaces qui permettent aux passionnés de grandes distances de chercher l'aventure, en Afrique évidemment. Les soirs d'étape, au Tour de France, on discute beaucoup de ces grands raids africains, encore peu structurés. Un journaliste, Fenouil, parle avec exaltation des grandes dunes, des immenses étendues de cailloux, des bivouacs; il rêve d'une épreuve qui traverserait le Continent noir du Cap à Paris, d'Abidjan à Marseille et pourquoi pas de Djibouti à Gibraltar.

 

 

Les idées de Fenouil font leur chemin et en 1976 c'est Abidjan - Nice qui ouvre la voie des grands rallyes africains. Pas étonnant que parmi les premiers inscrits, il y ait bon nombre de concurrents du Tour de France et quelques grands noms de la vitesse dont René Guili, qui échappera de peu à la mort après une chute de quarante mètres au bas d'une dune traîtresse.

 

Au Norton aussi, on s'interroge. C'est Tabarin, un spécialiste du side-car cross, qui se lance le premier, dans un des premiers Paris-Dakar. Denise Grosjean, elle aussi, se laisse séduire quelques années plus tard par le Rallye de l'Atlas, puis par celui des Pharaons. Elle en revient enthousiaste. Ah, ces pistes de sable, ces routes caillouteuses, ces paysages somptueux et surtout l'ambiance des bivouacs après des heures de conduite dans les régions désertiques du Nord africain!

 

Bernard Basset ne tarde pas à céder au chant des djinns. Lui aussi, pourtant habitué déjà aux épreuves tous-terrains, se lance dans les rallyes tunisiens et marocains conscient qu'il s'agit là d'une tout autre aventure. Les longues étapes dans les pierres et les sables lui conviennent à merveille. Lui aussi se montre sensible à l'ambiance qui lie entre eux les concurrents, les soirées qu'on passe à évoquer les incidents de l'étape. Qu'on soit professionnel, bénéficiant d'une assistance bien structurée ou amateur livré à lui-même, chacun vit de la même manière les vicissitudes de la course: crevaisons, chutes, pannes, erreurs de navigation, épuisement, routes ou pistes truffées de pièges à éviter, mais aussi sites grandioses, rencontres pittoresques.

 

Au rallye de l'Atlas en 1988, Bernard Basset bénéficie de l'assistance de Jean-Pierre Naudon, toujours disponible pour ce genre d'aventure et de Joël Udry. Pour Joël aussi, bien qu'il soit assis dans un fourgon brinquebalant d'un nid de poule l'autre, c'est le flash, le coup de foudre.

 

Tout l'hiver, ayant réussi à convertir Rémy Sategna, Jacques Yerly et Olivier Monnier, ils préparent ensemble sur les conseils de Bernard Basset leurs motos, recueillent des fonds pour combler partiellement leur budget pourtant modeste; en ce temps-là, le rallye de l'Atlas est encore à la portée de toutes les bourses ou presque. On en est encore au stade du bricolage: on navigue à la boussole, le roadbook fixé sur une planchette.

 

Une jambe plâtrée pour Rémy, un moteur explosé pour Joël à cent kilomètres de l'arrivée et un classement modeste pour Jacques, le bilan en demi-teinte de cette première expédition, n'a pas éteint, loin s'en faut, l'envoûtement de l'Afrique. Joël a beaucoup appris durant le périple. Il a vu rouler les Peterhans, Neveu, Rahier et autres Lalay. Il a observé leur équipement.

 

En 90, c'est avec Daniel Abbé, qu'il s'inscrit à l'Atlas. La préparation est encore plus minutieuse. L'épreuve prévoit de longues étapes hors piste. La navigation nécessite maintenant l'usage d'un GPS qui grâce à un satellite permet de se situer avec exactitude. Le support de roadbook bricolé est remplacé un tripmaster, un dérouleur sophistiqué. La moto est une Honda XR Si ce n'est au niveau de l'assistance, l'équipe n'a presque plus rien à envier aux professionnels. Et cette année-là, Joël, qui entre-temps n'a pas raté une occasion d'améliorer sa maîtrise, finit huitième sous la pluie et dans la boue, alors que Daniel, lourdement pénalisé, termine à la 40e place.

 

Bien qu'en raison de la guerre du Golfe, le rallye de l'Atlas soit annulé en 1990, Joël participe encore deux fois au rallye les années suivantes avec Olivier Monnier. Au cours de l'une de ces épreuves, il fait l'expérience de la grande solitude du pilote perdu dans le désert et en panne de surcroît: le coeur qui se met à battre, l'imagination qui galope, la panique qu'il faut juguler, on se sent bien petit dans l'immensité vide. Autre expérience désagréable, celle de se voir dévaliser de tous les pneus et de toutes les roues de rechange pendant son sommeil.

 

Petit passage par le Rallye du Maroc et une belle quatrième place, mais déjà le grand défi se profile pour le début 1995: le Grenade-Dakar. Même si chaque année quantité d'amateurs participent à ce monument des rallyes, on sait qu'une préparation irréprochable est la condition nécessaire, si l'on veut avoir une chance d'arriver à bout de tous les obstacles. Joël et Olivier sont fin prêts lorsqu'ils mettent leur XR en marche à Balexert pour l'aventure de leur vie. Anne Pillet les accompagnera dans leur périple.

 

Durant les quinze jours de rallye, anxieusement, les copains regardent à la télévision les reportages de Gérard Hotz sur F.2. Chaque soir, les images des régions traversées émerveillent et l'on admire l'habileté fantastique des pilotes.leurs motos lancées à des vitesses incroyables sur les pistes. Pourtant, on a beau scruter les arrière-plans, pas l'ombre de Joël et d'Olivier. On sait cependant qu'ils continuent et que vaillamment, mais sans les moyens des usines pour prétendre intéresser les médias, ils franchissent une à une les étapes qui les rapprochent de Dakar. D'ailleurs vu de Genève, peu importent les classements. Le sérieux et surtout l'intelligence de Joël sont connus et l'on sait qu'il ne tentera pas l'impossible exploit. Soudain, à l'avant-veille de l'arrivée, une image parmi d'autres: le visage en larme d'Olivier, dont l'équipier vient d'être victime d'un grave accident et, en effet, furtivement, on distingue un blessé transporté sur une civière. C'est bien Joël.

 

On saura plus tard, que jusque-là les deux compagnons ont vécu la plus belle aventure de leur vie motocycliste, participé à la plus belle course qu'on puisse imaginer. Ils savaient la course dure, exigeante physiquement. L'un et l'autre avaient su déjouer tous les pièges, progresser avec sagesse dans les classements, gérer lucidement les efforts. Nul doute: ils arriveraient à Dakar. Joël occupait une place juste derrière les équipes officielles.

 

L'avant-dernier soir, à quelques dizaines de kilomètres du bivouac, dans la nuit tombée, Joël s'arrête au bord de la piste; le robinet de la réserve est difficile d'accès surtout en roulant. Accroupi, il ne se méfie pas des motos qui passent; la piste est large. Soudain, le choc. Un des concurrents, épuisé, victime d'une hallucination, s'est écarté et l'a heurté de plein fouet. Ce n'est pas seulement sa jambe qui est brisée, mais aussi son rêve. Il ne verra de Dakar que l'hôpital, juste avant d'être rapatrié par avion.

 

Interrogez Joël ! Il vous dira que le Dakar reste pour lui la plus belle épreuve motocycliste qui ait jamais été organisée et celle qui continue à illuminer ses rêves et ses souvenirs.

 

Fin d'une carrière ? Il n'en est pas question. Quelques transformations à ses motos pour avoir le sélecteur sous le pied valide et Joël repart de plus belle. Infatigable, il continue à porter sur ses épaules l'organisation des Six-Heures d'enduro, organise des randonnées, initie les débutants, ne rate aucune opportunité de s'amuser dans le terrain et plus récemment de nouveau sur les routes.

 

En 1997, lorsque Jean-Pierre Naudon abandonne la présidence du Norton, c'est lui qui reprend les destinées du Norton en main, une présidence qu’il assume pendant dix années. Débordant d'activité, Joël n'a pas fini d'étonner. Il se passionne pour le ski nautique mais n’abandonne pas pour autant la moto. Il participe de manière brillante au Championnat genevois et au Championnat romand, impressionne tout le monde par un pilotage terriblement efficace au guidon d’une redoutable Honda préparée par Monnier.

 

La fascination de l’Afrique est toujours aussi vive. Bien qu’il ait maintenant abandonné la présidence du Norton, il continue à organiser, au printemps l’enduro d’Agadir, une épreuve qui a pris en quelques années une dimension internationale et qui permet à plusieurs dizaines de pilotes de découvrir les grands espaces désertiques du Maroc.

 

Tiré et adapté de « Un demi siècle d'histoires »

Roudy Grob

Norton Sport Club Genève ; 1999